Eric Mainbourg en train de frotter une meule de raclette dans les tunnels d'Ugine.
Dans les tunnels d’Ugine, l’affineur Éric Mainbourg révèle les saveurs des raclettes fermières.

Imaginez un tunnel creusé à flanc de montagne, vestige silencieux d’une époque révolue. L’air y est frais, imprégné des effluves de pierre humide et des croûtes qui mûrissent lentement. C’est ici, dans ces galeries oubliées d’Ugine, de Rognaix ou de Chambéry, qu’Éric Mainbourg, fondateur des Caves d’Affinage de Savoie, métamorphose un florilège de fromages locaux en trésors laitiers.

Affiner un fromage ne consiste pas simplement à le laisser vieillir. Il faut d’abord le sélectionner, en deviner le potentiel, puis l’accompagner avec justesse vers son apogée. Dans ces caves aux conditions méticuleusement contrôlées, chaque tomme, chaque meule est retournée, brossée et soignée avec une précision d’orfèvre.

Ce Savoyard d’adoption, installé dans le Val d’Arly où il a choisi de vivre, nourrit depuis toujours une passion pour les fromages traditionnels. Farouche défenseur du circuit court, engagé pour une agriculture durable, il s’oppose à sa manière à l’uniformisation des goûts et revendique le droit à l’authenticité. En lien étroit avec des producteurs engagés, il tisse des alliances fondées sur l’exigence et la confiance. Entre ses mains, chaque fromage devient l’écho de son terroir, porté par les saisons et le soin minutieux qui l’accompagne.

À ses côtés, une équipe d’une vingtaine de personnes œuvre au quotidien, perpétuant un rituel millimétré. Pour eux, comme pour lui, l’affinage est une respiration, un dialogue constant entre la matière et le savoir. Et lorsque vient enfin le moment de la dégustation, l’expérience est inoubliable. L’attente d’une saveur familière, mille fois apprivoisée, se mue en surprise : une douceur qui s’étire, une puissance qui s’impose, une résonance qui s’attarde en bouche.

Pour Éric, cette profondeur des goûts est le fruit d’une quête exigeante. Arpentant les alpages et les vallées des deux Savoie, il conjugue transmission et innovation, intuition et technique, élevant chaque fromage vers son ultime expression.

Mais que se passe-t-il vraiment dans ces tunnels silencieux pour qu’un fromage en ressorte métamorphosé, prêt à bouleverser le palais ?

De la rencontre avec les producteurs locaux aux gestes précis de l’affineur, en passant par les tunnels chargés d’histoire, immersion dans un art ancestral où renaît le véritable goût de nos fromages de montagne.

L'affineur dans ses caves de Savoie
D’anciens tunnels devenus caves d’affinage
Plateau de fromages de Savoie du plus doux au plus fort
De la cave à la table, l’empreinte vivante des alpages

À la recherche des meilleurs fromages

L’affinage est d’abord une histoire de rencontre. Avant même qu’un fromage ne repose sur les planches d’une cave, il y a un visage, une poignée de main, une parole échangée. Derrière chaque meule, il y a des hommes et des femmes, un troupeau, une terre, une saison. Affiner un fromage, c’est comprendre d’où il vient, ce qu’il porte en lui, ce qu’il peut devenir. 

Éric Mainbourg sélectionne des terroirs, devine des caractères, cultive des promesses. Ses fromages sont le reflet d’une exigence partagée, d’une recherche constante de qualité et d’authenticité. Ils naissent dans des fermes où l’on travaille avec respect, où les bêtes paissent librement, où les gestes perpétuent une tradition immémoriale. 

Travailler avec des petits producteurs, c’est aussi comprendre leurs défis. Entre les sécheresses qui frappent les alpages et la pression foncière qui grignote les terres agricoles, les fromages des Savoie sont un patrimoine fragile à défendre. Au travers des Caves d’affinage de Savoie, Bleus de Termignon, Persillé de Tignes, Grataron d’Arêches, comme tant d’autres élus, trouvent toute la place qu’ils méritent, bien au-delà des Alpes.

Chaque partenariat est un engagement réciproque. Une tomme de la ferme des Trois Petits Cœurs à Crest-Voland, un chevrotin de la ferme de Tournevent, une raclette fermière des Bauges, un Praz Vechin de Savoie : tous ont en commun cette origine, cet attachement à une manière de faire qui refuse la facilité. On ne choisit pas un fromage uniquement pour ses saveurs, mais pour l’histoire qu’il raconte et la confiance qu’il inspire.

Chaque fromage qu’il soit AOP, IGP ou fermier doit prouver sa singularité. Un premier test dure deux mois et demi. On observe la croûte, on écoute la texture, on attend que les arômes s’éveillent. Parfois, il manque un rien : un ajustement imperceptible, un détail qu’il faut peaufiner. Alors on recommence. Deux mois et demi encore. Chaque affinage est un dialogue silencieux entre la matière, la cave et celui qui le veille. Une alchimie de patience et d’intuition.

« Il y a des fromages qui s’affinent mieux chez leur producteur et d’autres qui expriment leur plein potentiel dans nos tunnels. On ne peut pas le savoir avant d’essayer », observe Éric.

Cette collaboration s’inscrit dans la durée. Les commandes sont prévues en amont, parfois avec plusieurs mois d’anticipation. Travailler ensemble, suppose d’accepter l’incertitude. Chaque fromage évolue influencé par le moindre frémissement du climat, par la richesse des pâturages, par la main qui le façonne. Entre l’herbe grasse d’un alpage d’été et le foin plus sec de l’hiver, tout change : la texture, les arômes, la capacité à vieillir. 

Un grand fromage, cueilli à blanc à sa sortie de la ferme, reste une œuvre inachevée. Il lui faut encore franchir une ultime frontière, s’effacer un instant pour mieux se fondre dans un lieu, une matière, un souffle invisible. Dans l’obscurité et l’épaisseur de tunnels singuliers, Éric les amène faire un autre voyage, une métamorphose que seuls l’air et la roche savent engendrer.

Vaches dans l'étable de la ferme des Trois Petits coeurs de Cohennoz
À la ferme des Trois Petits Cœurs, à Cohennoz
Vaches dans les pâturages de Crest-Voland
Dans les pâturages de Crest-Voland

Des tunnels oubliés aux caves d’affinage

Il a fallu des années à Éric Mainbourg pour dénicher ces galeries creusées à même la montagne. Longtemps abandonnées, érodées par le silence et le passage du temps, elles semblaient vouées à l’oubli. Mais sous leur pierre brute, elles recelaient un potentiel insoupçonné. Aujourd’hui, ces tunnels sont devenus le cœur battant d’un affinage hors du commun.

Réhabiliter ces galeries, c’est faire renaître l’existant et lui insuffler une nouvelle vocation, sans ajouter de béton là où la roche offre déjà un refuge parfait. À Ugine, une cavité creusée pendant la Seconde Guerre mondiale pour protéger les ouvriers des aciéries est aujourd’hui le sanctuaire de raclettes artisanales en pleine maturation.

Dans la pénombre de ces tunnels, l’air pourrait sembler immobile. Pourtant il danse. Il suit les courbes de la pierre, caresse chaque meule, modèle leur texture. La voûte rocheuse crée un phénomène de convection naturelle : l’air chaud, libéré par la fermentation des fromages, s’élève, tandis que l’air plus frais longe les parois et redescend, assurant une circulation permanente. Pas de stagnation, pas d’excès. Juste un mouvement imperceptible qui affine patiemment. « Certains fromages réagissent mieux ici que dans une cave classique. Ils évoluent au contact de cette respiration souterraine » confie Éric.

À cette harmonie entre roche et air s’ajoute un élément essentiel : le bois. Tous les fromages reposent sur des planches d’épicéa, une ressource locale emblématique des Alpes. Plus qu’un support, il est un acteur de l’affinage. Il absorbe l’excès d’humidité, régule le climat, développe un biofilm naturel qui protège et enrichit. « L’épicéa est comme notre fût de chêne. Il influence, sans masquer. Il accompagne, sans jamais prendre le dessus. »

La température ambiante reste stable, oscillant entre 9 et 13°C, tandis que l’humidité atteint jusqu’à 98 %. Un équilibre fragile, que chaque saison vient troubler. Chaque variation, même infime, influence la maturation. Sous cette empreinte subtile, les raclettes s’assouplissent, les tommes se parent d’un duvet gris, le Bleu de Termignon se creuse lentement de veinures bleutées, absorbant peu à peu l’empreinte invisible de la montagne.

Ces conditions uniques modèlent les fromages jusque dans leur apparence. Il serait vain de chercher l’uniformité. Les croûtes se teintent d’ocre et de cendre, de taches irrégulières, de reliefs subtils. « Un même fromage, affiné ici ou ailleurs, ne sera jamais le même. » 

Dans ces tunnels, des dizaines de raclettes patientent, certaines fermières, d’autres aux herbes, au lait de chèvre ou de brebis. Il y en a qui sont frottées au génépi, d’autres à l’Apremont. Parmi elles, une raclette à l’ail des ours, au caractère sauvage et franc, ou une autre à la sarriette, subtile et parfumée, imprégnée de l’âme de la montagne. Plus loin, dans d’autres galeries, des tommes, des meules de Savoie, des chevrotins des Aravis, des bleus fermiers, des reblochons attendent leur heure, chacun évoluant à son propre rythme sous la vigilance discrète de l’affineur.

Même dans un écrin idéal, l’affinage repose sur un regard attentif, une présence constante et une intuition fine. C’est un art véritable qui élève une simple meule au rang de fromage d’exception.

Tunnels des caves de Rognaix où murissent les meules et les fromages sur des planches d'épicéa.
Sous la roche, les fromages mûrissent lentement.
Caves d'affinage avec les fromages posés sur les planches d'épicéa.
Meules après meules, la cave forge leur caractère.

L’art invisible de l’affineur

Le calme des tunnels voûtés est trompeur. Ici, rien ne dort. À la surface des meules, une vie invisible s’active : bactéries et moisissures travaillent en secret, sculptant patiemment leur caractère. L’air, saturé d’humidité, charrie un parfum dense et vivant, témoin du lent cheminement qui s’opère sous la roche.

D’un geste sûr, Éric Mainbourg retourne une meule de Beaufort. Quarante kilos sous ses mains. Une souplesse à jauger, un parfum à capter. Il effleure la croûte, sonde la pâte. « Affiner, ce n’est pas transformer un fromage, c’est l’emmener là où il peut aller. »

L’affineur devine ce qui se joue. Il doit évaluer si une pâte jeune, encore ferme sous les doigts, a en elle la capacité de s’épanouir. Tous les fromages ne se prêtent pas à ce processus. Certains gagnent en profondeur – comme cette Croix de Savoie ou cette frontine d’Alpage –, d’autres se referment sur eux-mêmes.

L’affinage oscille entre savoir et mystère. « 50 % de technique, 50 % d’empirisme », admet Éric. « On ne sait jamais exactement comment un fromage va évoluer. » Ce métier d’affineur ne s’apprend pas uniquement dans les livres ou les laboratoires. Des formations spécifiques permettent d’acquérir des connaissances théoriques sur les réactions biochimiques, l’humidité idéale, ou encore les soins apportés aux meules en pleine transformation. Mais aucune école ne peut véritablement enseigner le regard averti qui détecte la moindre variation dans une croûte fleurie, l’oreille attentive qui entend la juste résonance d’une tomme bien affinée, ou le toucher précis qui devine la texture parfaite sous la paume.

C’est au fil des ans, au contact des fromages, dans l’intimité froide des caves, que naît le véritable affineur. Chaque lot devient une leçon, chaque saison un apprentissage, chaque fromage un dialogue avec le temps. Rien ne remplace l’expérience du quotidien, le geste répété jusqu’à l’instinct, où chaque mouvement compte.

Retourner, brosser, frotter : un rituel répété des centaines de fois, toujours dans le même ordre, toujours avec la même minutie. Le frottage à la morge – ce mélange d’eau et de sel – stimule les bactéries de surface et révèle les arômes des Beaufort ou de l’Abondance. Certains fromages exigent une attention quotidienne, d’autres doivent être laissés en paix.

Mais c’est aussi un métier d’endurance. Soulever, déplacer, retourner des dizaines de tonnes de fromage à chaque session. Un labeur exigeant, invisible mais essentiel. Un engagement total où l’effort scelle le lien profond entre l’affineur et ses fromages.

Et surtout, il y a la passion, ce feu intérieur qui le guide sans cesse dans son dialogue avec le temps et la matière.

Mais au bout de cette quête, vient cet instant fragile, ce seuil imperceptible où le fromage atteint son apogée. Trop tôt, il manque de caractère. Trop tard, il s’effondre. Alors, enfin, il quitte la pénombre des tunnels et, dans la lumière, révèle toute sa force et son caractère, façonnés par cet art aussi subtil qu’exigeant.

Sondage de la pâte d'une raclette par l'affineur Éric Mainbourg
Sonder la pâte d’une raclette…
une tomme de Savoie dans les mains de l'affineur
Retourner une tomme de Savoie

Dans chaque village du Val d’Arly, les fromages des Caves d’affinage de Savoie sont à portée de main, que ce soit dans une épicerie, une fromagerie, ou un restaurant. Ces trésors lactés dépassent les frontières locales pour séduire les tables les plus exigeantes des grands étoilés français. Pourtant, c’est ici, au cœur des montagnes qui les ont vu naître, que leur dégustation prend tout son sens, portée par un affinage qui exalte toute la magie des meilleurs fromages de Savoyards.

Avoir un affineur comme Éric Mainbourg en Savoie est une chance inestimable. Une chance pour les amateurs, qui redécouvrent des fromages magnifiés par le temps et le savoir-faire. Une chance pour les producteurs, qui voient leur travail sublimé par un expert attentif à chaque détail. Une chance, enfin, pour le territoire, dont les traditions fromagères se perpétuent et s’affirment à travers des saveurs inimitables.

Goûter un fromage issu de ses caves va bien au-delà d’un simple plaisir gustatif. C’est comme embrasser l’histoire d’un territoire, de ses éleveurs et de ses fromagers. C’est percevoir la richesse des alpages, sentir la caresse d’un vent des cimes, retrouver sous une croûte soignée toute la sincérité d’un savoir-faire préservé.

Dans un monde où tout s’accélère, ces fromages rappellent l’importance du temps long, du respect des cycles naturels, du geste répété avec patience et précision. De la ferme à la cave, de la cave à l’assiette, chaque acteur de cette chaîne perpétue une alchimie subtile, qui inscrit dans chaque meule la mémoire du paysage et la main de ceux qui l’ont façonnée.

Son affinage est un art plus que discret, sans étiquette ni logo, mais dont la signature est indélébile. Un grain de texture plus fondant, une croûte marquée par le temps, des arômes profonds et inimitables. Ces fromages ne se dévoilent qu’à ceux qui savent les demander, les nommer auprès de ceux qui les vendent, comme un secret bien gardé.

Ainsi renaît le goût du vrai, celui qui, sous la lame, dévoile l’empreinte brute d’un terroir intact, la mémoire d’une ferme d’altitude, la respiration lente des caves où l’affineur veille… inlassablement.

Un goût qui raconte la montagne dans son authenticité la plus profonde, et qui, sans doute, traversera le temps.

Vue extérieur des Caves d'affinage de Savoie à Rognaix avec l'entrée de la boutique.
L’entrée des Caves de Rognaix
Toute l'équipe des Caves d'affinage de Savoie
L’équipe passionnée des Caves d’Affinage de Savoie

Crédits photos : @Chalet de la forêt des Reys et @Caves d’affinage de Savoie